Dans mon livre La Stratégie du Vide, je rappelle que la valeur d’une entreprise est un sujet à la fois central et complexe. Avant de prétendre la mesurer, encore faut-il la définir : parle-t-on de la valeur perçue par le client ? d’une valeur basée sur la comptabilité ? En matière de pilotage économique, c’est bien la valeur financière – celle qui est fondée sur la capacité à générer des flux de trésorerie futurs – qui retient notre attention.
Or, cette approche, bien que classique, soulève plusieurs interrogations fondamentales. Et l’une d’elles, pourtant cruciale, est souvent passée sous silence : la question des devises, ou plus exactement, de la stabilité de l’unité de mesure utilisée pour cette valeur.
Le calcul de la valeur : un exercice (vraiment) rigoureux ?
Pour calculer la valeur d’une entreprise, la méthode des DCF (Discounted Cash Flows, ou flux de trésorerie actualisés) reste la référence. Elle consiste à estimer les flux de trésorerie futurs, puis à les actualiser à l’aide d’un taux reflétant le risque (le WACC – coût moyen pondéré du capital).
Mais cette méthode repose sur des hypothèses implicites : stabilité macroéconomique, visibilité sur plusieurs années, constance du taux sans risque… et surtout stabilité de l’unité monétaire utilisée – ici, l’euro.
Et c’est précisément cette dernière hypothèse qui pose problème.
La grande oubliée : l’unité de mesure
En physique, une unité de mesure comme le kilogramme ne change pas dans le temps. Mais en économie, l’euro n’est ni absolu, ni stable. Sa valeur réelle fluctue selon l’inflation, les taux d’intérêt, les politiques monétaires ou encore les mouvements des marchés internationaux.
Pourtant, la plupart des modèles utilisés en PME considèrent cette instabilité comme négligeable. L’argument ? « Tout est en euros » : recettes, dépenses, salaires, charges. Cela suffirait à neutraliser tout risque de change.
Faux. Et dangereux.
Le risque devise : plus large que le simple risque de change
Souvent, on réduit le risque devise au risque de change, c’est-à-dire à la variation du taux entre deux monnaies dans le cadre d’une opération d’import/export. Ce raccourci est trompeur.
En réalité, le risque devise est un concept plus vaste. Il recouvre, bien sûr, le risque de change en cas de transactions en devises étrangères. Mais il englobe aussi les conséquences économiques et financières liées à la force ou à la faiblesse d’une devise, même lorsque l’on opère uniquement en monnaie locale.
Par exemple, la vigueur ou la faiblesse de l’euro a des impacts macroéconomiques directs :
- Elle influence les taux d’intérêt pratiqués par les banques centrales, et donc le coût de l’endettement pour les entreprises.
- Elle affecte les comportements de consommation et d’investissement, via l’inflation ou la compétitivité des produits locaux.
- Elle détermine en partie la stabilité du système financier local, à travers le lien entre monnaie, dette souveraine, et attractivité des capitaux internationaux.
Autrement dit, même sans facturer ni acheter en dollars, une PME française est exposée au comportement de l’euro sur les marchés mondiaux. Ce comportement agit en cascade sur son environnement économique, ses charges, ses marges, et in fine… sur sa capacité à créer de la valeur.
C’est pourquoi traiter uniquement le risque de change, en pensant que le reste « n’est pas notre problème », revient à ignorer une partie majeure du risque économique global.
Une hypothèse implicite qui détruit de la valeur
Le fait d’ignorer ce risque repose sur une hypothèse implicite problématique à trois niveaux :
- Elle est fausse : de nombreuses PME sont exposées au risque de devise de manière beaucoup plus directe que ce que l’on perçoit.
- Elle limite l’action : un risque non reconnu est un risque non piloté.
- Elle représente un coût d’opportunité : en ne structurant pas un minimum de stratégie de couverture ou d’optimisation financière, on perd de la valeur sans le savoir.
Les recommandations de LEONEX
Chez Leonex, notre cabinet de conseil en Pilotage économique pour PME, nous recommandons :
- De travailler activement son modèle de génération de cash, comme décrit dans nos précédents articles.
- De s’inspirer des grands groupes et intégrer une fonction de trésorerie, même simplifiée et adaptée au contexte PME.
- De considérer le risque devise comme un facteur stratégique : ne pas l’adresser revient à prendre un risque financier non maîtrisé, donc à détruire de la valeur potentielle.
Un éclairage complémentaire : CFA Institute
Pour aller plus loin, je recommande la lecture de cet article de fond publié par le CFA Institute, qui explore justement les multiples dimensions de la gestion des devises dans la création de valeur financière :
👉 Currency Management: An Introduction – CFA Institute
Bien que destiné à la gestion de portefeuille, ce texte est extrêmement éclairant pour les dirigeants de PME : il y est question de gestion stratégique du risque devise, de corrélation entre devises et stabilité économique, et des effets systémiques des politiques monétaires sur les entreprises.
Conclusion : sortir de l’angle mort
Trop souvent, le risque lié aux devises est le parent pauvre du pilotage économique des PME. Ce n’est ni un luxe réservé aux multinationales, ni un problème exclusivement réservé à l’export.
C’est un angle mort qui, à défaut d’être éclairé, peut coûter cher.
Réintégrer la question des devises dans la gestion de la valeur d’une entreprise, c’est donc reprendre la main sur un levier stratégique oublié. Et c’est, à notre sens, un impératif pour les PME françaises souhaitant piloter leur performance de manière complète et responsable.